Cela fait déjà quelques heures que je poireaute dans la montée du Maïdo. Les coureurs du Grand Raid doivent passer par là. Tous. Sans exception. C’est la grande nouveauté de l’année. C’est même pour cela que le parcours a été un poil rallongé.
J’ai suivi les prévisions horaires du road-book et je me pointe donc un peu en avance sur place. Depuis Saint-Paul, une des principales villes de la côté ouest de l’île, il faut bien trois quarts d’heure pour monter tout là haut. Successions de virage sans fin où il faut anticiper les véhicules qui descendent pour ne pas se retrouver dans la ravine… Il ne fait pas beau. Les raideurs qui sont partis la veille au soir ont déjà bien été arrosés durant la nuit par les pluies incessantes, et annoncées donc suite au passage d’une dépression dans la zone, ils ne seront pas plus gâtés, du moins pour les premiers, dans cette portion. Et dire qu’ils sortent à peine du cirque de Mafate où la chaleur les aura accablés. C’est aussi ça le Grand Raid, des changements de conditions de température qui font mal au corps et qui vous minent l’esprit. Difficile de se garer en débouchant tout là haut. Je sors d’une épaisse brume pour entrevoir un rayon de soleil. L’environnement est rocailleux, sec et désolé, quasi lunaire dans des énormes dalles de roche volcanique. L’ambiance est posée. Il y a déjà des dizaines de voitures, pour ne pas dire des centaines… Il n’y aucune aire de stationnement si ce ne sont quelques renfoncements sur le bord de la route qui sont censés accueillir dans l’année quelques randonneurs volontaires. Un petit bout d’herbe sur le bas-côté fera mon affaire. Je termine, comme tout le monde les derniers mètres, à pied, en montée… Au sommet, c’est une vraie ambiance de kermesse. Environ une centaine de personnes a pris d’assaut le sommet qui ressemble à une arrivée de Tour de France. Les serviettes servent de tapis. Les uns grignotent tranquillement, les autres scrutent déjà le fond de la vallée. Mais il va falloir attendre. Et pas qu’un peu… Les leaders ont pris du retard sur l’horaire le plus pessimiste. La faute à ce foutu parcours qui est de plus en plus rude. Quand vous pensez que même Kilian, l’extraterrestre, va mettre plus de 26h pour arriver au bout. Cela vous pose la course. Le dixième pointera en 35h. Ouf ! Je commence donc à descendre un peu. Pour taper un ou deux clichés sympas. Mais le petit sentier pas plus large qu’un triple décimètre est déjà noir de monde. Chacun essaye de trouver sa place. Personne ne veut rater l’arrivée des premiers. Personne ne veut louper le passage de Kilian surtout. C’est devenu une véritable star sur l’île. Un demi-dieu vivant. Quand on connaît la passion des réunionnais pour la course de montagne, on peut facilement imaginer le statut que peut occuper le meilleur traileur au monde. J’ai rarement vu autant de randonneurs à cet endroit. Et pour cause, c’est la pente la plus dure que l’on peut trouver sur l’île. Ou peu s’en faut. A croire qu’énormément de réunionnais se sont mis au sport et ont franchi le pas. C’est bien de le penser en tout cas… Mieux vaut être en montagne en train de crapahuter que de s’envoyer un dernier petit verre de rhum arrangé… Ce n’est qu’un avis !
Les passages de brume succèdent aux passages ensoleillés. L’attente semble hors du temps. A l’instant, vous n’y voyez plus rien. Vous êtes enveloppé de la tête au pied et il vous faut deviner où vous conduira le prochain mètre sur le sentier. L’instant d’après vous êtes projeté sur la totalité du cirque qui s’offre enfin à vous. Vous devinez ainsi facilement La Brèche en contrebas d’où vont surgir les raideurs.
Kilian devait passer à 13h30. Il ne sera là qu’à 16h. Attendre. Ronger son frein. Parler avec d’autres passionnés. C’est un grand jour à la Réunion. Tout le monde est prêt à braver la montagne, les éléments, à faire partie de la fête. Chacun connaît cette spécialité qu’est le trail, peut citer le nom des plus grands champions, détailler leur palmarès. C’est impressionnant. Je croise Christophe Jacquerod et sa compagne qui ont décidé, sacs au dos, de descendre tout à fait en bas, vers Roche Plate. Véritable petit paradis, hameau de quelques maisons, niché en plein cœur de Mafate. Accessible que par la sente. Que par la force des mollets. Le Suisse est un ancien vainqueur du Grand Raid. Il l’avait emporté ex-aequo avec Vincent Delebarre. Tous les locaux s’en souviennent encore. Il a donc reçu, tout comme tous les anciens vainqueurs, son invitation pour venir participer à la 20ème édition. Vincent aura pris le départ. Pas lui donc qui se remet tout juste d’une opération à son tendon d’Achille. Ses yeux pétillent tout de même d’un certain amour pour l’île… Il se souvient de sa victoire et de cet engouement local qu’il n’aura jamais plus retrouvé. Jacquerod reste aussi l’un des plus beaux palmarès de la discipline.
Et puis bientôt ; c’est la meute. Je vois un homme arc-bouté sur lui-même jusque quelques lacets en contrebas. Les voix se sont élevées dans la montagne, précédant l’arrivée du champion. Il a les mains posées sur les cuisses qui le propulse à chaque impulsion vers le haut. D’ici le rythme parait timide, on a même l’impression qu’il souffre. Mais Kilian avance et ne s’arrête pas. Et à vouloir le suivre quelques kilomètres pour essayer de saisir l’image au vol, je me rends vite compte que l’allure est encore élevée. Derrière lui, une bonne dizaine de réunionnais lui emboîtent le pas. Certains depuis le bas, beaucoup depuis quelques centaines de mètres seulement. Ca braille, ça rigole, ça crie. C’est la fête de la montagne. Des petits appareils photos de poche, des petites caméras miniatures, tout le monde veut sa part du gâteau. Kilian entame même une petite chanson quand son pote espagnol, caméraman Salomon, vient à sa hauteur pour immortaliser la scène. « It’s a baby girl… » Sûrement un pari d’avant course ? Allez savoir… En tout cas, il n’a pas l’air déstabilisé par cette garde rapprochée. Il reste dans sa bulle. Il trace sa route. Jusque-là, il était en compagnie de son compatriote Iker Kerera. Celui-ci a eu un gros coup de barre quelques instants plus tôt. On a même cru d’ailleurs qu’il abandonnerait tout de suite. Mais il repartira et c’est bien qui passera au sommet du Maïdo en deuxième position. Peut-être un peu trop rapidement d’ailleurs car il stoppera tout de même plus loin et définitivement. Au ravito, c’est une foule compacte et dense qui entoure « la bête curieuse » quand elle s’assoie cinq minutes pour se désaltérer, manger et enfiler son coupe-vent. Il parle, sourie, répond aux sollicitations de la presse locale. Il n’a pas l’air de souffrir. Mais de quelle matière est-il fait ?
Kilian s’envole ainsi vers une victoire écrite à l’avance. Quand on le laisse, il est seul. Plus personne ne veut ou ne peut le suivre. Il entame la descente. Quelques kilomètres plus loin, un dernier coureur toutefois lui demande gentiment si ça le dérange qu’il l’accompagne un peu. Il répond : « pas de souci ». Je m’arrête là. La magie du moment est passée. On comprend mieux ainsi comment ce coureur est devenu une légende. A la fois indestructible et tellement humain. Mais que cherche-t-il vraiment ? Jusqu’à où ira-t-il ? Il a déjà tout gagné, battu tous les records. Et il est encore si jeune. Peut-être un absolu total qui peut le porter vers des horizons que nous n’osons même pas imaginer ? Mais cela est une autre histoire… Bientôt passeront Iker qui abandonnera plus loin, Antoine Guillon qui à sa manière de gestionnaire de génie, a réussi finalement à prendre la deuxième place, encore une fois, Sébastien Buffard, qui stoppera aussi et puis Arnaud Lejeune, magnifique troisième au final ! La nuit commence à tomber. Pour beaucoup de coureurs, la montée du Maïdo se fera donc dans le noir. C’est peut-être pas plus mal après tout. Ne pas voir la difficulté, c’est déjà la dompter un peu…. Moi je repars vers le départ de l’autre course du week-end, la Mascareignes et ses 63km, du côté de Grand Ilet, à l’opposée d’ici… Mais c’est une autre histoire aussi. Cet après-midi passée à crapahuter avec les meilleurs traileurs du monde restera à jamais gravée dans ma mémoire. C’est la magie du Grand Raid de la Réunion. Une ambiance extraordinaire parée d’une convivialité sans borne… C’est le nec plus ultra ! Pourvu que cela puisse perdurer ainsi encore quelques décennies…
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